Frédérique Jeske

Frédérique Jeske

Plongez dans l'univers de Frédérique Jeske, directrice engagée de la Ligue contre le cancer. Découvrez comment elle aborde la santé, un sujet sensible et tabou en milieu professionnel.

La maladie est tabou. C’est vrai pour la santé mentale et c’est vrai pour le cancer. Il est toujours difficile d’en parler. Il est difficile d’en parler avec sa famille, il est difficile d’en parler avec ses amis, il est difficile d’en parler dans le milieu de l’entreprise. Il ne faut pas y voir là de l’indifférence, bien sûr, mais plutôt une gêne, une désagréable sensation d’être démuni, de ne pas savoir comment aborder le sujet. 


Que l’on soit confronté à la maladie soi-même ou dans son entourage, on a peur en parlant de gêner les autres, de les mettre mal à l’aise, de les mettre dans une situation à laquelle ils ne savent pas réagir. Mais c’est cela qui est terrible : ne pas pouvoir en parler. Or ce sujet nous touche tous. 


Personnellement, pourquoi êtes-vous sensible au sujet de la santé mentale ? 

La santé est indissociable de la santé mentale. C’est donc un sujet auquel je suis sensibilisée à double titre. Sur le plan professionnel, tout d’abord, puisque c’est un sujet que j’aborde quotidiennement. Sur le plan personnel aussi, puisque j’ai traversé moi-même une période particulièrement difficile. 


J’ai vécu trois deuils consécutifs cette année. Celui de ma mère. Celui d’Axel Kahn, le Président de la ligue contre le cancer. Et celui de ma petite soeur, malade du cancer, que j’ai accompagnée jusqu'au bout du chemin. C’était évidemment extrêmement difficile de faire face. D’autant qu’en parallèle de ces épreuves personnelles, je devais continuer d’accompagner les équipes de la ligue, notamment après l’annonce de rechute d’Axel Kahn. 


Les accompagnements de fin de vie sont particulièrement éprouvants. Je n’ai pas forcément particulièrement pris le temps de m’écouter sur le moment. C’est finalement ma santé physique qui m’a rappelée à l’ordre : cet été, j’ai eu une capsulite à l’épaule. Je me suis rendue compte qu’il fallait que je prenne un peu plus soin de moi. Grâce au service santé mentale de l’entreprise de mon époux, j’ai pu prendre rendez-vous avec un psychologue. 


Prendre soin de votre santé mentale est-il d’autant plus essentiel du fait de votre statut de dirigeante ? 

J’en suis convaincue ! Comment peut-on se préoccuper du bien-être des salariés si l’on ne prête pas attention à sa propre santé mentale ? 

Je suis consciente que les épreuves que j’ai traversées cette année ont nécessairement eu un impact sur ma capacité à piloter une organisation et à poursuivre mes différentes missions professionnelles. 

La solitude de la posture de dirigeant est plus particulièrement prégnante dans ces moments de détresse. Il s’agit de quelque chose que j’ai vécu mais que j’ai aussi pu constater, en tant que coach de dirigeants. Cette solitude permet difficilement de prendre soin de soi et de travailler sur soi. Or, c’est une exigence fondamentale du rôle de dirigeant. C’est d’ailleurs un sujet que j’aborde dans mon livre, " Le guide du dirigeant responsable ". Il est essentiel de pouvoir dire et de savoir dire quand cela ne va pas. Pour soi, déjà - mais aussi pour inspirer la confiance chez les collaborateurs. C’est d’autant plus le cas dans une période comme celle que nous vivons actuellement, qui requiert de faire preuve de particulièrement d’humanité et de discernement. 


La santé mentale est-elle un sujet que vous abordez avec vos équipes ? 

La notion de santé mentale est très importante dans tout type d’organisation, en particulier au sein des associations. En effet, dans les milieux qui associent salariés et bénévoles, les droits des salariés peuvent être mis à mal. On attend d’eux un engagement fort, jusqu’à en oublier qu’ils sont des salariés et qu’ils ont des droits et qu’ils ont le droit de les revendiquer. C’est donc des milieux dans lesquels il peut facilement y avoir des dérives.


Durant la période difficile du départ d’Axel Kahn, nous avons souhaité avec ma DRH lancer un baromètre au sein de notre association pour identifier des leviers d’amélioration de la Qualité de Vie au Travail de nos 120 salariés. De ce travail sont remontées principalement des suggestions autour de l’aménagement du temps de travail, de la flexibilité et du télétravail. Des modalités de travail, en somme. 


C’est lorsque l’on souhaite adresser le sujet de manière plus frontale et plus profonde que l’on se rend compte à quel point le tabou persiste. J’ai par exemple voulu lancer des groupes de parole durant le covid, mais cela n’a pas du tout pris. Il y a toujours une certaine résistance au changement de mentalité sur ce plan, une appréhension à l’idée de se montrer vulnérable au sein de l’entreprise. 


Il n’y a pas de frontière stricte entre la sphère professionnelle et la sphère personnelle et les dirigeants ont la lourde tâche de se demander jusqu’où peut aller la responsabilité de l’entreprise dans l’accompagnement de ses salariés. Je suis convaincue que donner l’exemple, en tant que dirigeante, en osant dire quand cela ne va pas et en se montrant ouvert au sujet est un premier pas pour libérer la parole. 


Pourquoi le sujet de la maladie - qu’elle soit physique ou mentale - reste-t-il toujours aussi tabou selon vous ? 

Cela vient principalement, je pense, du sentiment d’être démuni face à la maladie. Comment réagir face à quelqu’un qui vous annonce qu’il a un cancer ? Comment répondre à celui qui vous confie qu’il est bipolaire ? On n’est pas formé, en tant que dirigeant ou manager, à faire face à la maladie de ses collaborateurs. Et on n’est pas formé non plus à accompagner le retour au travail après une maladie longue, avec les éventuelles séquelles qu’elle peut engendrer. 


C’est un sujet délicat. On risque de se prendre les pieds dans le tapis. C’est ce qui nous est arrivé par exemple ce mois-ci au lancement d’une campagne pour le cancer du sein qui a suscité des réactions négatives car elle abordait des sujets sensibles. Ces réactions vives ont toutefois mis en lumière une chose : on n’aime pas parler de la maladie en France. Et pour moi, il est essentiel que l’on réussisse à libérer la parole là-dessus.


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